CHAPITRE VII

 

 

— Extraordinaire ! (Renardargent secoua la tête et s’éloigna du téléson.) Si je ne l’avais pas vu, je n’y aurais pas cru.

— Je suis d’accord avec toi, dit Karal.

Il avait regardé par-dessus l’épaule du kestra’chern pendant qu’il parlait avec Treyvan. La lentille de cristal du téléson avait montré une image nette de la tête et des épaules du griffon, et un écho de sa voix était sorti de la boîte en métal gris mat.

Le Karsite était encore plus impressionné que le jour où An’desha avait espionné à distance le grand duc Tremane.

Quelques tâtonnements et l’ajout d’une lentille de cristal – une simple lentille polie, comme pouvait en produire tout bon verrier – sur chacun des appareils, et le tour avait été joué. Désormais, il était possible d’avoir l’image et d’entendre les voix des deux utilisateurs. Tout ça figurait dans les notes traduites par Lyam et Flammechant, mais Urtho n’avait jamais eu le temps d’installer les cristaux. C’était sans doute pour ça que les appareils se trouvaient encore sur un établi.

Karal jeta un regard mélancolique au téléson, actuellement utilisé par Sejanes pour parler à un Héraut-Mage de Haven.

— Oui, c’est extraordinaire. Si seulement on n’avait pas besoin de posséder le don de parole par la pensée pour s’en servir.

— Mais tu… commença Renardargent. C’est vrai, un des utilisateurs au moins doit le posséder.

Karal soupira. Renardargent le regarda, perplexe. Sejanes fut plus rapide à comprendre.

— Vous voudriez pouvoir l’utiliser pour parler à votre jeune amie, n’est-ce pas, mon garçon ?

Karal rougit et essaya de trouver une réponse qui ne soit pas un trop gros mensonge.

— Vous en avez besoin pour communiquer avec Haven, dit-il, montrant de la tête Sejanes, Flammechant, et maître Levy. C’est important.

— Et vous ne l’êtes pas, c’est bien ça ? demanda Sejanes.

— Ce dont vous parlez est important, se rattrapa Karal. (S’il prétendait ne pas compter, les autres le contrediraient.) Bavarder avec Natoli ne l’est pas. Peu importe, pour notre mission, que je sache lequel de nos amis a été invité dans la salle de derrière de La Rose des Vents.

Sejanes ne le contredit pas directement.

— Nous n’utiliserons pas le téléson en permanence. Personnellement, s’il y avait un moyen, je ne verrais pas d’inconvénient à ce que vous vous en serviez.

Il interrogea du regard Flammechant, An’desha et maître Levy, qui acquiescèrent.

— Nous savons tous que tu céderais ta place au premier d’entre nous qui ferait mine de la vouloir, ajouta An’desha. Si ta parviens à trouver un moyen d’utiliser l’artefact sans tierce personne, il n’y a pas de raison de te l’interdire. Après tout, tu ne l’useras pas.

Je suis doué de parole par la pensée. Florian et Besoin aussi, fit Altra en s’enroulant gracieusement autour des jambes de Karal. Et tu sais que tu peux compter sur nous pour ne pas t’embarrasser, n’est-ce pas ?

— Le Chat de Feu dit que Besoin, Florian et lui sont volontaires pour aider Karal, annonça Flammechant.

Karal voulut protester, mais il referma la bouche, conscient qu’il valait mieux qu’il se taise. Les autres n’auraient effectivement pas besoin du téléson en permanence. Altra et Florian partageaient déjà la plupart de ses secrets… Alors, quel mal y aurait-il s’il parlait de temps en temps avec Natoli ?

Il sentit ses joues s’empourprer.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénients…

Pour seule réponse, il eut droit à un reniflement dédaigneux de Flammechant.

Le Héraut de Haven avait suivi la conversation avec un intérêt poli.

— Dois-je essayer de trouver Natoli ? demanda-t-il. Si personne n’a besoin d’utiliser le téléson, quelqu’un de chez nous pourra émettre jusqu’à ce que Besoin, le Chat de Feu ou Florian prenne le relais.

Oui, ce serait parfait, déclara Florian à Karal. Dis-le-lui, pour qu’il puisse faire venir Natoli dès que les mages en auront terminé.

— Florian pense que c’est une bonne idée, fit Karal, essayant de contrôler son excitation. Merci.

Il s’empressa de s’éloigner avant de mourir d’embarras, et se chercha une occupation. Sa spécialité était de prendre des notes, et pour le moment, seul Tarrn avait besoin d’un secrétaire. Le kyree était dans l’atelier et décrivait soigneusement chaque objet, avant qu’An’desha et Flammechant ne les démontent. Lyam avait déjà fait des croquis à l’échelle de chaque établi. Il céda sa place à Karal avec soulagement, même si celui-ci prenait les notes en valdemarien et pas en kaled’a’in. Tarrn passa de l’esprit de l’un à l’autre sans perdre une seconde. Karal se frotta le nez pour ne pas éternuer. Ils avaient soulevé une quantité incroyable de poussière, à force d’aller et venir dans la pièce.

— Pourquoi faites-vous ça ? demanda Karal quand ils eurent terminé un établi.

Pour un certain nombre de raisons, répondit le kyree. Plus tard, si nous voulons construire ces objets, nous saurons quelles pièces étaient posées sur un établi donné, et dans quel ordre. Et nous aurons un rapport sur l’agencement de l’atelier, s’il nous prenait l’envie de le remettre en état. Enfin, au cas où le contenu des établis soit mélangé, nous saurions quel outil va avec quel projet. Ce n’est pas toujours évident.

Karal hocha la tête. Tout ça était parfaitement logique, mais il ne lui serait jamais venu à l’esprit de faire des croquis si précis, ou de mesurer à quelle distance du bord de l’établi un objet était posé.

Dans un cas comme celui-là, jeune scribe, plus on consigne de détails, mieux c’est, expliqua Tarrn. Une fois qu’une chose est déplacée, rien n’est plus pareil. Ça n’a peut-être aucune importance mais, pour l’instant, qui peut le dire ? Donc, nous faisons des croquis précis et nous prenons autant de notes que nécessaire.

Karal sourit, ce qui sembla surprendre le kyree.

— Une bonne chose qu’Urtho ait été si méticuleux. Sinon, vous devriez ajouter des taches de nourriture au milieu des diagrammes.

Ce ne serait pas la première fois. Je ne suis qu’un simple historien. Qui suis-je pour faire la différence entre un diagramme et une tache de vin ? Un demi-cercle brun peut ne pas être la trace laissée par le cul d’une tasse, mais l’emplacement où doit être placée la lentille d’un téléson…

Ayant désormais tout loisir d’aller faire des copies de ses croquis et de ses notes, Lyam avait quitté l’atelier.

Karal avait été étonné de se découvrir beaucoup de choses en commun avec le hertasi. Lyam était patient, facile à vivre et il ne se plaignait jamais. Il avait à peu près le même âge que Karal, qui en débarquant à Valdemar, ne pensait pas jouer un autre rôle que celui de secrétaire. Mais si quelque chose arrivait à Tarrn, il devrait le remplacer.

Il s’avérait plus facile de travailler avec Tarrn qu’avec Ulrich, principalement parce que ses exigences étaient simples. Karal parvenait sans mal à anticiper ce que le kyree allait dire – même s’il avait une manière très succincte de décrire les objets. Et si Tarrn avait une aura d’autorité tranquille, il n’était pas aussi intimidant qu’Ulrich. Car, malgré son immense savoir, il était plus petit que le Karsite, et il avait l’air d’un bon gros chien de berger.

Tarrn était toujours un peu sur ses gardes en présence de Karal. Rien de surprenant à cela. Les Karsites avaient la réputation d’être des gens à l’esprit étroit. Il semblait logique de craindre que le jeune prêtre ait certains préjugés contre les personnes à « quatre pattes ». Tarrn ne pouvait pas connaître l’existence des Chats de Feu, car c’était un secret bien gardé, même parmi les Karsites.

Ils travaillèrent lentement et méticuleusement. Tarrn avait refusé que quiconque intervienne après que Flammechant eut emporté les télésons et les notes qui les accompagnaient. Les autres avaient accepté. Depuis, le kyree faisait l’inventaire détaillé de l’atelier. Il permettait qu’on touche aux objets seulement après les avoir répertoriés, dessinés et décrits. Mais puisque personne ne savait quand il en avait terminé avec un établi, les trésors restaient où ils étaient.

Ils s’occupaient du dernier lot, et Tarrn semblait satisfait. Sur cette table, il y avait seulement quelques pots de peintures et d’encres sèches, des pinceaux et des plumes.

Un bureau de scribe, je suppose, présuma Tarrn. Regardez la hauteur du tabouret… et combien les flacons sont posés près du bord de la table. Je parie qu’Urtho ne s’est jamais assis là.

— Je doute qu’un humain s’y soit jamais assis, répondit Karal. C’est un tabouret sans dossier, alors que tous les autres sièges sont des chaises. À mon avis, celui qui l’utilisait avait une queue. L’assise est légèrement inclinée vers l’arrière, et découpée en demi-cercle. Je pense qu’il était fait pour un hertasi. Sans doute le secrétaire d’Urtho.

Impressionnante déduction. Je crois que vous avez raison. Parfait ! Lyam pourra utiliser ce bureau, au lieu de rester assis inconfortablement sur le sol. Courez annoncer aux autres qu’ils peuvent venir piller cet atelier ! Auriez-vous également l’amabilité de prévenir Lyam de notre découverte et de l’aider à descendre ses affaires ?

Tarrn avait tourné ses ordres comme des requêtes, afin de ne pas insulter son assistant. Karal lui aurait obéi, même s’il avait eu une attitude très différente, mais le kyree évitait de heurter les sentiments de ses colocataires, puisqu’ils devaient vivre dans un tout petit espace.

Lyam fut content de transférer ses affaires au sous-sol, et Karal l’aida à les porter. Comme il l’avait pensé, le tabouret était parfait pour un hertasi.

— Ah, c’est beaucoup mieux, soupira Lyam. Ce tabouret est très bien.

Le hertasi examina les pinceaux et déclara qu’ils n’avaient pas résisté au passage du temps. Il souligna ensuite que leur fabrication n’avait pas changé au cours des millénaires. Karal en prit un et fut submergé par une sorte d’émerveillement respectueux. Mais Lyam avait raison : si leurs poils ne s’étaient pas effrités, les pinceaux auraient pu avoir été fabriqués la semaine précédente.

— J’admets avoir un respect spécial pour les instruments de mon métier, avoua Lyam.

Les peintures et les encres étant également inutilisables, Karal et Lyam débarrassèrent le bureau et l’arrangèrent à la convenance du hertasi. Le Karsite remarqua que les pinceaux, les crayons, les plumes et les encriers occupaient au millimètre près la place de ceux qui avaient servi au scribe du passé. Ensemble, ils nettoyèrent autour, afin qu’aucun grain de poussière ne vienne souiller le travail de Lyam.

— Parfait ! dit le hertasi en étirant sa queue et en faisant craquer ses doigts griffus. Tout est parfait : la lumière est bonne, et la position aussi. Je crois que je vais me plaire, ici ! Merci, gesten.

— Il n’y a pas de quoi.

Karal se tut, momentanément frappé de mutisme à l’idée de deviser agréablement avec un « gros chien intelligent » et son « secrétaire lézard », au milieu des ruines d’une tour ayant appartenu à un mage de légende.

Ses réflexions furent interrompues par ledit lézard, qui avait pris un ancien pinceau et le tenait à la lumière.

— Tu sais, parce qu’il a été trouvé ici, cet objet vaut son pesant d’or. Si je le vendais, je pourrais nourrir ma famille pendant toute une saison. Mais sa véritable valeur, c’est ce que nous pensons en le voyant.

Le kyree jeta un regard ravi au hertasi, mais il ne dit rien. Tenant toujours le pinceau avec une grande révérence, Lyam continua :

— C’est un artefact de l’atelier d’Urtho. Il est l’histoire, Karal, au même titre qu’un monument ou un temple. L’histoire est contenue par les petits objets comme par les grands. Quand nous regardons un édifice, nous voyons ce que les anciens voulaient nous montrer, et c’est important. Mais nous apprenons bien plus sur eux grâce à leurs objets familiers. Un jour, les historiens examineront nos vêtements, nos pinceaux et nos menus objets et apprendront qui nous étions !

Vous savez désormais pourquoi j’apprécie tant la compagnie de Lyam, Karal. C’est mon âme sœur ! lança Tarrn.

— Oh… eh bien, il est facile de se laisser emporter. Après tout, nous sommes au pays des merveilles, marmonna Lyam, gêné, en reposant le pinceau.

Karal et Tarrn se regardèrent. Les sentiments éveillés par les merveilles de l’histoire défiaient le temps, et dépassaient les races et les cultures.

Karal abandonna Lyam, penché au-dessus d’une copie d’anciennes notes. Il l’aurait volontiers aidé, mais s’il pouvait dessiner des établis et ce qui était posé dessus, il n’était pas assez doué pour reproduire les motifs compliqués des bijoux.

Tarrn remonta avec lui, pour s’entretenir avec An’desha et Flammechant. Une étrange conversation, car elle fut ponctuée de silences correspondant aux réponses du kyree. Maître Levy avait remplacé Sejanes devant le téléson et parlait avec une personne vêtue de l’uniforme gris d’un aspirant Héraut. Le mage impérial, qui se tenait derrière l’ingénieur, entendit venir Karal et lui fit signe d’approcher.

— J’ai cru comprendre que vous aviez été le Conduit Magique de la dernière mission, dit Sejanes quand Karal fut à portée de voix.

Posant sur lui un regard intéressé, le vieux mage s’éloigna du téléson et l’invita à le suivre. Karal obéit, se demandant ce qu’il voulait.

— Même si j’ignore ce qu’est un Conduit, et ce qu’il est censé faire… Je crains d’avoir cru en ce qu’on m’avait dit, à savoir que canaliser est instinctif.

Embarrassé d’avouer à un mage si expérimenté qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il faisait, il espéra que Sejanes ne serait pas fâché qu’il ait joué avec des choses auxquelles il ne comprenait rien.

— En un sens, c’est vrai… Vous pourriez d’ailleurs continuer comme ça. Beaucoup de Conduits préfèrent ne rien savoir. Mais vous pourriez aussi apprendre des choses qui vous faciliteraient ce genre d’expériences et les rendraient peut-être moins effrayantes. Je vous les enseignerai, si ça vous intéresse. C’est pour ça que j’ai abordé le sujet.

Karal déglutit, un frisson de terreur le parcourant de la tête aux pieds. Comment pouvait-il admettre devant ce vieux mage qu’il voulait rester aussi loin que possible de son Art ? Cela dit, Sejanes semblait comprendre combien ça avait été horrible pour lui, et s’il devait y avoir « une autre fois », ne serait-il pas préférable qu’il y soit préparé ?

— Eh bien, si j’avais le choix… je l’ai déjà fait à deux occasions, et je préférerais ne plus jamais recommencer. Mais si ça devait encore arriver, j’apprécierais que l’expérience soit moins pénible. J’accepte donc votre offre.

Le vieillard gloussa du manque d’enthousiasme de Karal et lui tapota l’épaule.

— N’ayez pas honte de votre réaction, dit-il. Je n’ai jamais fait ça moi-même, mais j’ai parlé avec des Conduits et ils seraient d’accord avec vous.

« Bien, je pense qu’il vaut mieux commencer tout de suite, avant que vous ne reveniez sur cette décision.

Karal haussa les épaules, affectant une nonchalance qu’il était loin d’éprouver.

— Je ne le ferai pas, n’ayez crainte. Avec ma chance, si je me dérobe, je risque d’avoir besoin dans deux heures de ce que vous auriez pu m’enseigner. Imaginez que je doive rejouer les Conduits aujourd’hui.

Il se tut avant d’admettre combien cette perspective l’effrayait. Mais Sejanes le lut sur son visage et lui laissa la main sur l’épaule un instant de plus.

— Je vous l’ai dit, il n’y a pas de honte à avoir peur, jeune homme. Les Conduits affrontent des pouvoirs aussi grands que n’importe quel Adepte, et parfois plus grands encore. La seule différence, c’est que les Conduits n’utilisent pas ce qu’ils canalisent. Et c’est d’autant plus difficile pour eux. Ils sont manipulés par le pouvoir. Quelle créature saine d’esprit abandonnerait de gaîté de cœur le contrôle de sa personne ?

Karal frémit. Il n’avait aucune envie d’utiliser tout ce pouvoir. Ce serait une responsabilité bien trop grande, quelles que soient les circonstances.

— Les Prêtres du Soleil laissent le contrôle à Vkandis. C’est une question de foi. Mais ça ne nous empêche pas d’avoir peur, parfois, et le dieu aide seulement ceux qui essaient vraiment de se tirer de leurs ennuis. Et j’avoue ne pas savoir grand-chose au sujet de la magie…

— Bien. Vous n’avez donc rien à désapprendre… Sejanes l’emmena dans la pièce qui leur servait de débarras. Il récupéra deux seaux et autant de couverture et conduisit le jeune homme dans un coin tranquille de la grande salle. Quand ils se furent assis sur leurs tabourets de fortune, il commença la leçon.

Karal éprouva un mélange de déjà-vu et d’irréalité. Sejanes parlait comme un de ses anciens professeurs, mais la « salle de classe » était très différente de celles de son enfance.

Ce n’était pas tout : s’il fermait les yeux et faisait abstraction de l’accent, il aurait pu se croire de retour sous la tutelle d’Ulrich.

— L’énergie magique telle que nous la connaissons et la comprenons, dit le mage, est fournie par les êtres vivants, comme le feu produit de la chaleur et de la lumière, pas des pouvoirs capables de détruire des royaumes. Elle a tendance à se rassembler, et à suivre toujours les mêmes routes. En cela, elle ressemble plus à la pluie qu’au feu.

— Et les mages peuvent voir cette énergie ? demanda Karal.

— Oui, c’est la définition même du mage, répondit Sejanes. Je peux la voir chaque fois que j’en fais l’effort… et quelqu’un comme Flammechant doit en faire un pour ne pas la voir.

Karal regarda Flammechant, qui n’avait pas l’air différent de tout autre Frère du Faucon beau à damner un saint, et il secoua la tête. Voir cette énergie tout le temps… Avait-on l’impression d’être entouré de particules tourbillonnantes, comme lorsqu’on nageait sous l’eau ? Et si l’énergie était pervertie, vous aveuglerait-elle, comme un soleil ?

— L’énergie obéit à des règles, continua Sejanes. Quand ces routes, ou ces ruisseaux, se rassemblent, ils forment ce que nous appelons une ligne de puissance. Elles ont tendance à couler en ligne droite. En plus de la force, c’est ce qui distingue les lignes de puissance des ruisseaux qui l’alimentent.

— C’est à cause de cette force qu’elles coulent en lignes droites ? demanda Karal.

Sejanes eut l’air content de son élève.

— Nous n’en sommes pas sûrs, mais c’est la théorie en vigueur. Un filet d’eau fait plus de tours et de détours qu’une rivière. Selon nous, passé un certain point, l’énergie magique peut couper à travers le monde pour emprunter le chemin le plus court, autrement dit, comme te le confirmerait maître Levy, la ligne droite.

Karal acquiesça. Il n’était pas étonnant que Sejanes et maître Levy s’entendent si bien !

— Mais tôt ou tard, l’énergie étant attirée par l’énergie, ces lignes se rencontrent. L’endroit où deux ou plusieurs lignes de puissance se croisent s’appelle un node – c’est là que le pouvoir se rassemble. Karal s’enhardit à poser une autre question.

— Mais l’énergie ne peut pas se rassembler à l’infini, n’est-ce pas ?

Sejanes eut l’air très content de son élève.

— Non, et si elle n’est pas utilisée, elle est évacuée dans le Vide. Honnêtement, nous ignorons ce qu’elle devient ensuite.

Karal crut se rappeler qu’An’desha lui avait parlé d’une troisième option, un artefact que les Frères du Faucon appelaient une Pierre-Cœur, mais il n’avait pas besoin de complications supplémentaires.

Commence par apprendre les règles, tu t’inquiéteras des exceptions plus tard.

— Concernant l’utilisation de l’énergie, continua Sejanes, les mages peuvent se servir de celle qu’ils produisent ou de celle que fournissent les êtres vivants qui les entourent. Les mages ont le pouvoir de stocker l’énergie dans des réservoirs pour l’utiliser plus tard. Ces réservoirs sont parfois le résultat des efforts de tout un groupe.

— Tous les mages ? demanda Karal, alarmé par l’idée qu’un apprenti ait accès à tant de puissance.

— Oh, non ! Heureusement, le manque d’entraînement et de pratique rend l’opération impossible. Les différents titres font référence à la puissance à laquelle un mage peut faire appel. Comme dans tous les domaines, certains sont plus doués que d’autres. Mais je m’égare…

« Les apprentis peuvent uniquement utiliser leur énergie personnelle. Les Compagnons puisent dans les lignes de puissance. Et les Maîtres savent se servir des réservoirs. Quand un mage appartient à une école, la clé du réservoir qu’elle alimente lui est remise lorsqu’il devient un Maître. Alors, un de ses devoirs est de lui apporter chaque jour autant d’énergie qu’il a pu réunir. Au fil des ans, ces réservoirs étant plus souvent remplis que vidés, ils sont prêts à toute utilisation que pourraient désirer les Maîtres. Et l’énergie qu’ils contiennent, domptée, est aussi calme que l’eau d’une mare.

— Parce qu’elle ne coule pas ? demanda Karal. (Sejanes acquiesça.) Et les nodes ?

— Eux, seul un Adepte peut les maîtriser. Ils n’ont pas besoin de s’embêter avec les réservoirs, même s’ils en utilisent parfois pour des tâches délicates, par exemple Guérir. Les Adeptes peuvent puiser l’énergie brute des nodes. Plus un Adepte est doué, plus il contrôle de gros nodes. L’énergie des lignes de puissance est plus difficile à utiliser que celle des réservoirs, parce qu’elle est « mouvante », pour ainsi dire. Mais l’énergie des nodes combat celui qui veut l’utiliser. Elle bouge sans cesse, parfois dans plus d’une direction. Bref, elle est sauvage et confinée.

« Avez-vous tout compris, jusque-là ? Karal acquiesça. Altra pourrait peut-être l’aider aussi. Après tout, le Chat de Feu était un mage.

— L’ultime utilisateur de la magie est le Conduit. Comme je l’ai dit au début, la seule chose que tous les mages ont en commun, c’est ce que les Valdemariens appellent le Don. Il leur permet de voir l’énergie. Les Conduits n’ont généralement pas ce don. Ou s’ils l’ont, il est très faible.

— Pourquoi ?

— J’ignore s’il y a une raison. Certains pensent que c’est une protection pour eux et contre eux. La faculté de voir l’énergie doit être « aveuglée » la première fois qu’un Conduit est utilisé par une magie puissante. Quand on sent quelque chose, on peut s’en servir. Alors il est préférable pour tout le monde qu’un individu capable de canaliser plus d’énergie que ne peut en maîtriser un Adepte ne sache pas la manipuler.

Karal acquiesça de nouveau. Comme tous les Karsites, il avait été élevé dans l’idée que Vkandis accordait ce genre de pouvoir. Du coup, un tel système d’équilibre lui semblait logique. Sans garde-fous, Vkandis n’aurait pas placé cette puissance entre les mains de simples mortels.

Il y avait peut-être une autre explication : tenter d’utiliser une telle quantité d’énergie entraînait la mort. Si les mages qui étaient également des Conduits décédaient avant d’avoir pu se marier et avoir des enfants, cette combinaison de dons n’avait pas dû apparaître pendant longtemps. Il suffisait de voir ce qui arrivait à Karse aux enfants doués de magie de l’esprit. On les avait livrés au feu pendant des générations. Ces prétendus « démons » étaient devenus très rares. Avant l’arrivé au pouvoir de Solaris, il n’y avait plus que quatre ou cinq Feux par an.

— Pensez à un entonnoir, dit Sejanes. Le bout évasé canalise les gouttes d’eau ou les grains et les transforme en un flot étroit et dirigé. C’est ce que fait un Conduit. Et parce qu’il force l’énergie à passer à travers lui, donc à travers un espace restreint, il accroît sa force et sa rapidité. Afin de travailler correctement, un Conduit a besoin d’un mage pour guider l’énergie vers lui, même si elle est brute, et d’un autre pour la canaliser à sa sortie, même si elle est concentrée et plus rapide. Rappelez-vous qu’orienter un phénomène – comme dériver un cours d’eau – est plus facile que de l’utiliser.

Karal hocha la tête et Sejanes continua.

— La magie est un peu comme l’eau, mais elle a des usages plus variés. La volonté, l’aptitude naturelle, certains artefacts et bien d’autres choses sont à même de la manipuler. L’eau peut uniquement mouiller les objets, alors que la magie les enflamme, les transforme en pierre, leur donne la vie, les déplace… Mais sous sa forme brute, elle agit de manière graduelle et subtile.

Quand on y touche, elle « accélère » ses effets. Sans les mages, elle suit son cours naturel.

— Comme une rivière, proposa Karal. Sur laquelle les mages construisent des barrages, des moulins à eau et des ponts.

Sejanes eut l’air sacrement impressionné.

— C’est ça. Oui. C’est ce que nous faisons.

— Donc, ce qui s’est passé ici, c’est une sorte d’explosion, qui… a formé un cratère. Et l’eau… la magie… s’y infiltre pour le remplir.

— C’est presque ça. Vous êtes un brillant jeune homme, Karal. Mais revenons à ce que vous êtes. Pour une raison inconnue, un Conduit collecte l’énergie qui lui est apportée, et la transforme en un flux plus discipliné.

— Autrement dit, je suis un entonnoir ? s’écria Karal.

Sejanes sourit.

— C’est la théorie… Je vais vous apprendre à empêcher certaines parties de vous-même de gêner le flot d’énergie, voire de le combattre. Ce sera d’autant plus difficile que vous affronterez une réalité dont vous avez à peine conscience. C’est comme jouer à colin-maillard avec un étalon sauvage. Je ne vais pas vous enseigner à attraper et à monter cette « bête », parce qu’elle vous tuerait si vous essayiez. Il est préférable que je vous dise comment rester hors de son chemin.

À la fin de la leçon, Karal était convaincu de la justesse de la métaphore employée par Sejanes. L’intérieur de son crâne lui semblait ravagé, mais pas autant que la dernière fois qu’il avait été un Conduit. Sejanes lui flanqua une claque dans le dos, et le félicita, assurant que ce n’était pas mal, pour une première leçon.

— Vous n’êtes pas le pire Conduit que j’aie rencontré, et nous les utilisons plus souvent que les gens de l’ouest. J’ignore si c’est parce que ce don est plus répandu dans l’Empire ou parce que nos mages sont trop paresseux… Bref, vous n’êtes pas mauvais, loin s’en faut, et vous avez commencé à apprendre tard, ce qui est encourageant.

Ça vaut mieux que pas de félicitations du tout, je suppose, dit Altra en s’enroulant autour des jambes de Karal. Natoli veut te parler.

— Je présume, puisque messire Altra est ici, que votre jeune amie attend ! lança Sejanes. Allez-y ! Ouste ! La pratique vous endurcira. Cette séance d’entraînement était la pire, et elle est passée.

Tu as dû remarquer qu’il disait séance « "entraînement, fit Altra, alors que Karal se levait pour le suivre. C’est au-dessous de la vérité.

Cela n’avait pas échappé à Karal, mais il préférait ne pas y penser pour le moment.

Natoli l’attendait. Il allait enfin la voir et lui parler.

Il s’assit devant le téléson, Altra couché sur ses pieds. Le Héraut de Haven lui fit un clin d’œil et disparut. Une seconde plus tard, Natoli prit sa place. Elle semblait s’être remise de l’explosion de la chaudière géante et ses cheveux étaient un peu plus longs que dans son souvenir.

Elle le regarda comme si elle avait oublié la raison de sa présence dans la Tour.

— Salut, Natoli, dit-il, soudain intimidé. Tu as l’air en forme.

Il tressaillit. Était-ce une façon de parler à la fille qu’il rêvait d’embrasser ?

— Pas toi, répondit-elle en l’étudiant. Tu es pâlichon et bien trop maigre.

Elle était si fidèle à elle-même que Karal éclata de rire et se détendit.

— Eh bien, nous vivons sous terre, alors nous ne voyons pas beaucoup le soleil, ce qui explique ma pâleur. Pour le reste… as-tu déjà goûté la cuisine de

Flammechant ? (Il frissonna théâtralement et elle rit à son tour.) Sérieusement, nous mangeons comme les Shin’a’in. Ce n’est pas mauvais, mais un peu étrange.

— Et personne n’a jamais vu un Shin’a’in gras ! Les choses étaient plutôt calmes jusqu’à ce qu’Altra arrive avec cet engin. Nous avons voulu le démonter, mais on nous a dit que la première personne qui oserait y toucher serait écorchée vive. Nous devrons nous contenter d’essayer de dupliquer l’instrument à partir des manuscrits. Si nous y arrivons, nous en enverrons un à Solaris. Comme ça, tu pourras lui parler régulièrement.

— Vraiment ?

Karal n’était pas encore prêt à affronter Solaris. Et il ne le serait pas avant longtemps. Pour commencer, elle n’était pas le genre de personne avec qui communiquer par lettre était facile. Les siennes semblaient toujours s’adresser à un amphithéâtre bondé, pas à un être humain.

— D’abord, il faut que nous arrivions à reproduire le téléson. Tu sais, je suis très contente de te revoir. Parfois, au milieu de la nuit, je me réveille et je me demande si je ne t’ai pas rêvé…

— Il est difficile d’imaginer qu’une personne est réelle quand elle est si loin. On dirait qu’elle n’a jamais existé, sauf dans ta tête…

Natoli rougit un peu et détourna les yeux un instant.

— Bref, nous sommes très occupés, même si ça n’est pas très important. Nous ne pouvons rien faire pour vous aider, alors nous sommes revenus à nos projets de tuyauterie et de ponts.

— Il n’y a rien de mal à ça, assura Karal. Ces choses doivent être faites, même si un désastre nous pend au nez. Si tout le reste tombe en ruines, vos ponts seront là pour aider les gens à franchir les rivières qui ne peuvent être traversées par bac ou passées à gué. Je crois que c’est important.

Natoli haussa les épaules, mais elle semblait contente.

— Au moins, ce que nous faisons est utile, admit-elle. Tu sais, les gens se comportent bizarrement. On a beau leur dire que la protection contre les tempêtes Magiques est temporaire, ils agissent comme si elle était définitive. Ils ne font rien pour se préparer au pire, et ils n’y pensent même pas ! Quand on leur demande pourquoi, ils haussent les épaules et n’ont pas de réponse. Ou ils disent quelque chose de stupide ou de fanatique, voire les deux.

— Je crois, dit Karal, que les gens ordinaires ne peuvent pas imaginer qu’une chose terrible peut leur arriver. Si elle doit frapper, c’est toujours quelqu’un d’autre.

— Eh bien, on pourrait penser, après des années de guerre et de rapines, qu’ils seraient moins aveugles. Maintenant que les choses se sont calmées, ils ne nous demandent plus comment agir quand les tempêtes reviendront. Ils veulent simplement savoir combien de temps il nous faudra pour construire un pont. Ou si la chaudière risque encore d’exploser.

— J’espère que tu travailles sur les ponts, dit Karal, essayant de ne pas montrer son inquiétude.

— Je m’occupe du métal, répondit Natoli. Nous essayons de créer des alliages plus solides, mais je ne veux pas t’ennuyer avec ça. Je passe beaucoup de temps à la forge. Pour le moment, nous n’avons pas de nouveaux plans pour développer le projet de chaudière.

Karal soupira.

— Ton travail ne m’ennuierait pas, mais je serais sans doute perdu, admit-il. Sejanes essaie de m’apprendre des exercices pour maîtriser la magie. Mais si je te racontais, tu serais perdue.

— Probablement. (La conversation mourut un moment.) Quand même j’espère que ta n’es pas… je veux dire, je ne veux pas que ta croies que… (Natoli grimaça de frustration.) Si tu dois faire un truc dangereux, ne prends pas plus sur toi que nécessaire, d’accord ?

— Si ta me fais la même promesse ! Natoli éclata de rire.

— Ce qui est bon pour le jars l’est aussi pour l’oie, c’est ça ? Bien, je m’engage à essayer, mais mon jugement n’est pas toujours très bon.

— Le mien non plus, alors ne m’en veux pas. Nous ne sommes pas tous d’infaillibles Fils du Soleil.

— Même Solaris admet être faillible. Crois-le ou non.

— Solaris ? Ce serait une première dans les annales, surtout si elle a admis ça devant des barbares polythéistes.

— Elle l’a pourtant fait ! affirma Natoli. Oh, je parie que personne ne te l’a dit ! Tu ne vas pas croire ce qui est arrivé au grand duc Tremane !

Natoli lui raconta les événements qui se déroulaient en Hardorn depuis l’arrivée d’Elspeth et de Ventnoir. Personne n’avait trouvé ces informations suffisamment importantes pour en faire part à un membre de l’expédition.

Sans doute parce que chacun a de nombreuses préoccupations… et considère que rien n’est important en dehors d’elles. Mais pourquoi personne n’a-t-il prévenu Sejanes ?

— Nous avons un Héraut et un Compagnon à Sunhame, à la – je suppose que ce mot convient – cour de Solaris.

— Conclave, corrigea Karal.

— Conclave, si ta préfères. Nous l’avons envoyé là-bas pour faire passer des informations par le biais de son Compagnon et de Rolan, le Compagnon du Héraut de la Reine. En fait, ce n’est pas seulement un Héraut, puisqu’il s’agit de mon père, et il semble beaucoup s’amuser.

« Bref, nous avons appris la nouvelle à Solaris, et elle a répondu : "Puisque Tremane s’est volontairement placé entre les mains d’un meilleur juge des caractères que moi, je suis contrainte d’admettre que Natoli, An’desha et Karal avaient raison, et que je me suis laissée aveugler par mes émotions. "

Qu’en penses-tu ? »

Natoli sourit comme si elle avait gagné un prix. À vrai dire, obtenir une telle concession de Solaris était une victoire. Et c’était Rubrik qui avait transmis le message à Haven.

Ce n’est pas grand-chose, mais elle a prouvé à son père qu’elle a accompli une action importante, pensa Karal. Et peut-être se l’est-elle prouvé à elle-même.

— Elle n’a pas utilisé le pluriel ecclésiastique, donc elle parlait au nom de Solaris, pas du Fils du Soleil, dit-il, conscient que c’était un grand pas pour son peuple.

Comme l’histoire le montrait, il était tentant, pour les Fils du Soleil, de penser qu’ils parlaient toujours au nom de Vkandis. Solaris semblait s’être détournée de cette tentation.

— C’est une bonne chose.

— En effet… (Natoli sembla soudain à court de sujets de conversation.) Je suppose que tu brûles d’impatience de rapporter cette nouvelle à Sejanes.

C’était bien vu, mais Karal n’avait pas envie de la quitter, même s’il n’avait plus rien à lui dire. Le silence dura et devint un peu tendu. La jeune femme tourna la tête. Son visage s’éclaira de soulagement puis s’assombrit de déception.

— Quelqu’un désire parler à maître Levy. Si Altra veut bien garder la connexion pendant que tu vas le chercher…

— Bien sûr ! Prends soin de toi, Natoli ! Et… vous me manquez tous.

Dommage qu’il n’ait pas osé dire qu’elle était la seule à lui manquer vraiment. Mais il espéra qu’elle l’avait compris…

— Tu me… nous manques aussi, répondit Natoli avec un sourire plus timide que d’ordinaire.

Son image disparut.

Karal courut chercher maître Levy, qui s’empressa de se camper devant le téléson, armé d’une pile de notes, comme s’il attendait cet appel.

Regardant autour de lui, le Karsite ne vit Sejanes nulle part. Pourtant, il lui semblait entendre la voix du vieux mage. Oui, elle résonnait dans l’atelier. Il s’empressa de descendre, et le trouva en train de bavarder avec Lyam.

— Messire ! appela-t-il. J’ai des nouvelles incroyables du duc Tremane !

— Eh bien, fit Sejanes. Eh bien, eh bien, eh bien… Il semblait content. Karal ne put pas s’empêcher de se demander pourquoi.

Il a une drôle de réaction, puisque Tremane n’a pas agi comme un bon officier impérial.

— Je craignais que vous soyez bouleversé, dit-il. Vous ne l’êtes pas ?

— Bouleversé ? Non, c’est une excellente nouvelle, répondit Sejanes. Il semble que mon élève ait enfin compris que certaines choses n’obéissent pas à la logique. Je suis très content de l’entendre, pour tout vous dire. Ce sera un bonus pour tout le monde.

Karal prit un air interrogateur, espérant que le vieux mage continuerait.

— Je suis heureux pour Hardorn, un pauvre pays triste et maltraité, car il n’aurait pas pu trouver un meilleur maître. (Il cligna des yeux, et ils semblèrent se river sur une chose qu’il était le seul à voir.) Je suis ravi pour Tremane, qui n’aurait pas pu avoir un meilleur royaume qu’Hardorn. Dans l’Empire, il se galvaudait. Il avait l’infortune d’être un homme de la haute noblesse à qui il restait un peu d’intégrité et de compassion. Ça ne veut pas dire que l’armée soit composée de brutes sans cervelle – loin de là, en réalité. Il s’en serait bien tiré, s’il y était resté. Mais en devenant empereur, il aurait été victime d’un des trois destins les plus déplaisants qui soient : être dévoré vivant par les conspirateurs, mourir assassiné, ou devenir corrompu.

— C’est assez logique, répondit Karal. Mais…

Il se tut, pas très sûr de devoir poser la question qui lui brûlait les lèvres. Les Impériaux n’étaient pas complètement athées, mais beaucoup moins portés sur la religion que les Valdemariens. Et comparés aux Karsites, ils étaient franchement agnostiques.

Sejanes sembla deviner ses pensées.

— Tous les citoyens de l’Empire n’ont pas un esprit uniquement pratique. (Son regard s’adoucit un instant.) Les cyniques qui ne croient en rien sont surtout les courtisans de métier. À l’opposé, il y a les gens qui vivent près de la terre. Mon protégé aurait pu choisir l’une ou l’autre route – celle du cynique ou celle du croyant. Il est peut-être devenu ce qu’il y a de plus rare : un homme capable de voir la vérité dans les deux.

Karal aurait voulu savoir si Sejanes croyait en quelque chose, mais il s’abstint courtoisement de lui poser la question. Le vieux mage ne lui aurait sans doute pas répondu. Et c’était son droit. S’il voulait se confier un jour, il le ferait…

— Quoiqu’il ait pu se passer d’autre, je crois que Tremane a découvert qu’il existe plusieurs routes. Peut-être cela ouvrira-t-il son esprit à des multitudes de possibilités. (Le mage se frotta les yeux, comme s’il était fatigué.) Et je suis heureux que cette connexion à la terre l’empêche de… succomber à certaines tentations.

— Est-il donc si faible ? demanda Lyam d’un ton neutre.

Pour lui, semblait-il, Tremane et ses hommes étaient encore moins réels que les personnages des Chroniques.

Les Kaled’a’in sont fondamentalement différents des Impériaux, qui doivent leur sembler surréalistes.

— Pas faible, répondit Sejanes.

Son front ridé se fripa pendant qu’il cherchait ses mots.

77 essaie d’expliquer qui est Tremane à deux jeunes gens qui n’imaginent pas à quel genre d’intrigues un homme comme lui doit faire face quotidiennement. Il ne peut pas savoir que le Temple de Vkandis est – ou était – un nid de conspirateurs, au même titre que n’importe quelle cour. Je doute que Lyam puisse comprendre la pression que supportait Tremane. Moi, je me demande s’il en a eu assez et souhaite désormais que sa vie soit plus simple…

— Il n’est pas faible, répéta Sejanes. Le problème, c’est que certaines habitudes et réactions deviennent automatiques. Il serait si aisé pour lui de revenir à la façon dont les choses sont gérées dans l’Empire, sans penser à ce qui est bon pour Hardorn. Prendre la route la plus facile, pas celle qui est bonne pour la terre et les gens… C’est tentant. Et deux fois plus encore quand les ressources sont maigres.

Lyam eut l’air déconcerté, mais il haussa les épaules, acceptant ce que disait le mage.

— Essayer de faire les choses en Hardorn comme il en avait l’habitude risquerait de lui créer des problèmes, n’est-ce pas ? demanda Karal. Voire de briser la trêve. Mais il n’a plus le choix. Il sentira ce qui est le mieux pour la terre et les gens, et il devra le faire… Sinon il en souffrira aussi.

« Et puisque les gens savent qu’il ne peut rien permettre d’égoïste ou de malveillant, ils excuseront volontiers ses erreurs, si vous voyez ce que je veux dire. Ils seront plus enclins à lui pardonner et à le conseiller.

Sejanes jeta au Karsite un regard un peu surpris et appréciateur.

— Exactement. J’ai de l’affection pour Tremane. J’aimerais le voir aussi heureux qu’il est possible quand on porte sur les épaules le fardeau d’une nation. Il a un grand sens des responsabilités, et c’est sans doute sa seule chance de l’exercer pour des gens capables d’apprécier. (De nouveau, le regard de Sejanes se fit lointain.) Il avait son domaine, mais ses gens avaient l’habitude d’être bien traités. Le peuple d’Hardorn a été soumis à de rudes épreuves. Il sera sans doute reconnaissant d’être guidé par une main plus douce.

Lyam lâcha l’équivalent d’un rire qui découvrit ses dents pointues.

— Il devra porter plus que le fardeau du pouvoir. Le sens de la terre est un maître jaloux.

— Mais le sens de la terre et son… sens… des responsabilités travailleront de concert, au lieu de l’écarteler, précisa Sejanes. S’il avait accédé au pouvoir dans l’Empire, il aurait été déchiré entre la peur, le devoir, les responsabilités, les tentations et ce qui est juste. Je crois que ça l’aurait rendu fou. En tout cas, il serait devenu méconnaissable.

Le hertasi haussa de nouveau les épaules.

— Alors, c’est parfait. Une victoire est une victoire, même petite. J’espère que tout ça l’aidera à protéger son peuple si nous échouons.

— Oh, oui, ça devrait l’aider.

Karal en savait plus sur le sens de la terre que la plupart des Prêtres du Soleil, car il s’agissait d’un don précieux dans les collines karsites, où le sol était pauvre et le temps peu clément. Quand on savait peu judicieux de planter du maïs une année dans un champ, parce qu’il valait mieux y semer du trèfle, on pouvait prospérer. Et si on partageait ses informations avec ses voisins, toute la communauté payerait la dîme avec des produits, au lieu de le faire avec sa chair et son sang. Ce n’était pas exactement un don magique, donc les individus qui le possédaient n’étaient pas livrés aux Feux… Mais ça n’était pas non plus le genre de choses dont on se vantait devant les Prêtres du Soleil. En retour, ils évitaient de questionner les gens sur ce point, et tout était pour le mieux.

— Une autre petite victoire, donc, fit Lyam, pensant apparemment qu’il valait mieux changer de sujet. Cette Natoli… c’est une parente à toi ? Ou quelque chose d’autre ?

Ce n’était pas le thème qu’aurait choisi le jeune Karsite. Il se sentit rougir.

— Oh… fit le hertasi, non sans sympathie. Elle est pour toi ce que Jylen est pour moi. (Il soupira.) Sa compagnie me manque, mais je ne voudrais pas qu’elle soit ici. Elle n’aurait pas supporté le voyage. Et je crois qu’elle se serait sentie inutile, ce qui n’aurait été bon pour personne.

— Natoli aussi se serait sentie inutile ici, admit Karal. J’éprouve ce sentiment la moitié du temps. Dans ces moments-là, je pourrais mordre. Alors, je préfère ne pas savoir quelle aurait été sa réaction.

— Comme j’aime mieux ignorer celle de Jylen. (Lyam sourit.) Il n’y a jamais eu de queue plus jolie, ni de museau plus gracieux, mais ils n’appartiennent pas à une jeune beauté connue pour sa patience.

Il échangea un regard avec Karal, qui sentit un net réchauffement de leur relation.

— Bien, je vais vous laisser, mes amis, annonça Lyam. Mon estomac me torture, je vais donc m’aventurer à goûter à la cuisine de Flammechant. Il a bien dû apprendre quelque chose de ses hertasis !

— Ce soir, le cuistot n’est pas Flammechant, mais An’desha, le rassura Karal. Les Shin’a’in et lui se sont entendus pour partager cette corvée.

— Loués soient les Cent Petits Dieux ! s’exclama Sejanes, soulagé. Je préfère encore le thé-beurre des Shin’a’in à la cuisine de Flammechant.

— Dans ce cas, il faut que je me hâte ! s’écria le hertasi. Sinon, il ne me restera que des miettes !

Il descendit de son tabouret et s’éclipsa. Sejanes regarda Karal en inclinant la tête.

— Et vous ? demanda-t-il. Je croyais que les jeunes gens avaient toujours faim.

Le Karsite haussa les épaules, mal à l’aise. Son estomac était noué et il se demandait si Natoli lui ferait toujours cet effet. Si oui, il était destiné à beaucoup maigrir.

— Heureux en amour ? demanda gentiment le vieil homme. Ou malheureux ? L’un et l’autre peuvent couper l’appétit.

— Je… je ne suis pas sûr, répondit Karal, sentant ses joues devenir brûlantes. Nous ne nous connaissons pas très bien…

Sejanes tapota le genou du jeune homme.

— L’incertitude aussi empêche de manger. Mais je crois avoir compris qu’elle était votre amie ?

— Oh, oui, absolument ! répondit Karal. J’ai confiance en elle plus qu’en personne d’autre !

Hum…

Karal baissa les yeux. Altra était couché aux pieds de sa chaise. Comment diable était-il arrivé là sans qu’il le voie ?

— Il n’y a pas d’humain en qui j’aie davantage confiance. Autant qu’en Altra et Florian. Et presque pour les mêmes raisons.

Mieux. Pas parfait, mais mieux.

— Un excellent début, affirma Sejanes, d’un ton aussi sérieux que s’il parlait des tempêtes magiques. Une relation devrait toujours commencer par l’amitié, plutôt que par une émotion plus… ardente. La première durera toujours, alors que l’autre peut passer avec le temps. Un jeune homme devrait toujours avoir assez de choses en commun avec une jeune fille pour être son ami. A moins, bien sûr, qu’il ne s’agisse d’une union arrangée. Dans ce cas, il lui faut espérer que ses parents ou ses tuteurs sauront ce qu’il attend d’une compagne.

Karal sourit de la délicatesse de Sejanes. Le vieux mage essayait de savoir si Natoli et lui avaient été promis par leurs parents ou s’ils violaient un contrat de ce genre en se fréquentant.

— Ce n’est pas arrangé, et je doute que son père, Rubrik, s’inquiéterait que nous soyons… euh, amis… puisque c’est lui-même qui nous a présentés. C’est le Héraut que la reine Selenay a envoyé à Karse, pour servir d’agent de liaison avec Solaris. Je crois que Natoli ne se fait pas facilement des amis.

Sejanes s’éclaira.

— De plus en plus prometteur, mon garçon ! déclara-t-il avec un réel enthousiasme. Et votre sentiment, en ce moment ? Attiré, mais un peu perdu ?

— Oui !

Karal était aussi amusé que gêné. Sejanes semblait s’intéresser activement à la situation ! Si le Karsite ne l’avait pas mieux connu, il aurait été tenté de le tenir pour un vieux garçon fouineur qui adorait se mêler de la vie des autres.

Pour autant qu’il sache, Sejanes n’avait pas pour habitude de s’immiscer dans la vie privée d’autrui. De plus, il n’était pas un vieux garçon, et encore moins un fouineur. Non, il semblait sincèrement s’intéresser à lui, comme un maître avec son protégé.

À l’instar d’Ulrich.

— Vous me rappelez certains de mes élèves, fit Sejanes. Vous pouvez me dire de me mêler de ce qui me regarde, si vous estimez que je vais trop loin. Mais peut-être pourrais-je vous donner quelques conseils utiles ? (Il eut un sourire conspirateur.) J’ai eu ma part d’amies au fil des ans, et la plupart étaient aussi intelligentes que paraît l’être la vôtre. Je crois pouvoir me rappeler ce que c’est d’être jeune !

Karal le regarda, partagé entre la surprise et la gratitude, car il n’avait personne à qui demander ce genre de conseils. Quand il avait un moment libre, An’desha était toujours avec Lo’isha et les autres Shin’a’in. Florian et Altra n’étaient pas humains, et même si Lyam semblait vivre la même relation que lui, il ne l’était pas non plus. Flammechant… Eh bien, ses conseils seraient difficilement applicables à la situation de Karal – et encore aurait-il fallu qu’il ose lui confier une chose si personnelle. Il ne connaissait pas assez bien Renardargent, et il ne pouvait pas demander des conseils à maître Levy, le professeur de Natoli. Quant aux Shin’a’in, ils n’étaient pas abordables. L’idée de s’adresser à Sejanes ne lui serait jamais venue.

Mais Ulrich m’aurait aidé…

Ulrich l’aurait conseillé comme un père. Vkandis n’exigeait pas que ses prêtres restent célibataires, seulement qu’ils soient chastes hors du mariage. Ulrich avait été amoureux deux fois. Des circonstances extérieures l’avaient empêché d’épouser une de ces jeunes filles.

Karal connaissait certains détails. Ulrich avait été séparé de la deuxième femme de sa vie par une divergence d’opinion sur la politique de l’Ordre. Ils ne s’étaient jamais plus parlé, même après que Solaris fut devenu Fils du Soleil. La première lui avait été arrachée par une maladie foudroyante, lui laissant le cœur brisé pendant des années.

Ulrich ne lui avait jamais parlé de tout ça. Il l’avait entendu de la bouche de certains Robes Rouges, des amis de longue date de son maître, soucieux que Karal ne rouvre pas par inadvertance des blessures à peine cicatrisées.

Mais cela n’avait pas empêché Ulrich de lui donner quelques conseils de base au sujet des filles – même si à l’époque, Karal ne s’y intéressait pas encore. Ulrich avait-il su que son protégé en aurait besoin un jour ?

Il aurait sans doute agi de même avec n’importe quel jeune garçon confié à ses soins. En suggérant qu’il avait assez d’expérience pour le guider, il lui évitait de s’adresser à ses condisciples, dont les avis auraient sans doute été mal avisés.

Aujourd’hui, Sejanes lui offrait la même chose.

Karal fut heureux d’accepter.

— Merci, messire, dit-il simplement. Savez-vous ce que je pourrais lui dire ? (Il eut un sourire penaud.) Tout ce que je peux faire avec elle, pour le moment, c’est parler…

— C’est sans doute très bien, répondit le mage, avec une lueur dans le regard. Oui, j’ai quelques suggestions.

Exactement ce que le Karsite voulait entendre.

Côte à côte, Karal et Lyam prenaient des notes. Le groupe était assis sur des paillasses disposées en demi-cercle devant le téléson qui faisait face à Flammechant. Une nouvelle version des séances du Conseil qu’ils tenaient autrefois au palais de Haven…

Le Karsite se demanda combien de conseillers étudiaient l’appareil sans cacher leur étonnement. Il leur paraissait sans doute aussi étrange que les créatures transformées par les tempêtes magiques. Dans la lentille de cristal, la reine Selenay les regardait solennellement.

Elle venait de demander s’ils savaient quand les tempêtes recommenceraient.

— Je ne peux pas parler au nom de la magie, mais les probabilités mathématiques sont claires, répondit maître Levy. L’effet neutralisant de la décharge d’énergie s’érode graduellement. Nous recommencerons à subir les effets de mini-tempêtes dans quatre jours, mais je doute que les mages, même les plus sensibles, les détectent, à moins d’y être attentifs. Nous ne savons rien de plus pour le moment.

« Treyvan et un groupe de mages vont essayer de mesurer ces tempêtes. Quand elles recommenceront à affecter le monde physique, nous connaîtrons l’augmentation de leur puissance et leur fréquence. Alors, nous calculerons combien de temps il nous reste avant qu’elles ne provoquent de nouveau des dégâts physiques majeurs, et qu’elles ne deviennent vraiment dangereuses. Une fois ce niveau atteint, leur puissance augmentera jusqu’à la répétition du Cataclysme original. Je n’ai aucun doute là-dessus.

Dans le cristal, Selenay acquiesça. Bien qu’elle seule fût visible, le téléson de Haven était placé dans la Salle du Conseil, et tous avaient entendu maître Levy, même s’ils voyaient le seul Flammechant.

— Nous en arrivons aux effets de la dernière tempête, déclara l’Adepte, ici, où toute sa force sera concentrée. Autrement dit, à l’endroit où Besoin, An’desha, Sejanes et moi avons fait nos calculs. Nous ne sommes pas optimistes, Majesté. Les boucliers de la Tour ont survécu à la première libération d’énergie, vers l’extérieur, mais nous doutons qu’ils résisteront à l’impact de l’énergie qui convergera vers elle. Ils seront détruits, toutes les armes que nous n’aurons pas pu neutraliser « partiront », et ce sera terrible.

— Qu’entendez-vous par « partir » ? demanda un des conseillers. Et par « terrible » ?

Karal réprima un rire nerveux. Comment définir le concept de « terrible » face à une personne qui tenait un feu de forêt ou un glissement de terrain pour une catastrophe majeure ? Comment la convaincre qu’il existait des forces capables de faire fondre les pierres d’une tour et de creuser des cratères de la taille de petits pays ?

— Si seulement je le savais, admit Flammechant. Nous savons que ces armes étaient trop « dangereuses pour être utilisées », mais nous ignorons ce qu’elles sont censées faire. Quelle ironie, si nous découvrions qu’elles s’annulent les unes les autres – mais je n’y compte pas. La zone de destruction couvrira au moins les Plaines. Puisque nous connaissons le danger, les Shin’a’in sont en train de les évacuer.

Les Shin’a’in sont en train de les évacuer.

Les Shin’a’in ne quittaient jamais les Plaines. Cela aurait dû faire comprendre la gravité de la situation au conseiller sceptique.

— J’ignore si les effets se feront sentir jusqu’à Valdemar, mais, à votre place, je parierais que oui. (Flammechant leva une main en signe d’avertissement.) Et ne me demandez pas : « Quels effets », parce que je n’ai pas la réponse. Nous essayons de le découvrir, mais nous sommes confrontés à des armes fabriquées par le plus secret des mages, et ses notes sont rédigées dans une langue morte depuis deux mille ans. Nous faisons de notre mieux. Avoir plus de personnes ici nous ralentirait, mais nos efforts pourraient ne pas être suffisants.

Karal entendit les grommellements qui leur arrivèrent de Valdemar, mais personne ne dit rien de précis.

Probablement, comme le pense Natoli, parce qu’ils ne croient pas que ça puisse se passer. C’est stupide, mais c’est ainsi.

En un sens, il ne pouvait pas leur en vouloir. La magie était une chose nouvelle pour eux. Si la plupart avaient entendu parler des horreurs commises par Ancar et ses mages, ils ne les avaient pas vues. Et leur « expérience » de la magie datait de la première tempête. Alors, comment imaginer une force capable de transformer une terre verdoyante en un cratère fumant de roche noire vitrifiée ? Il nota cette réflexion dans la marge. Tarrn lui avait dit que ces observations pouvaient être importantes, aussi longtemps qu’elles n’étaient pas de nature personnelle.

On a beau le leur répéter, la plupart des gens ne croient pas à l’imminence d’un désastre.

Karal était content de ne plus représenter Karse au Conseil. Un des Prêtres du Soleil qui avaient combattu Ancar avec les Valdemariens était parti pour Haven au moment où le père de Natoli se mettait en chemin pour Sunhame. Malgré ce que pensait Solaris, Karal ne s’était jamais senti à la hauteur de la tâche. Et la moitié des conseillers doutaient de ses compétences, quand ce n’était pas de son intégrité. Mais son remplaçant avait vu la magie à l’œuvre et il y croyait de tout son cœur. Peut-être réussirait-il à convaincre les réticents.

— Et les armes ? demanda un conseiller. Si nous pouvions nous en débarrasser, ce serait un danger en moins. Y a-t-il un moyen de les démonter ?

— Alors qu’Urtho lui-même s’en disait incapable ? (C’était la voix indignée de Treyvan.) Alors qu’il a laissé un avertissement déconseillant de le faire ? Vous êtes malade ?

Ah, les choses que peut se permettre de lâcher un griffon, simplement parce qu’il est plus gros qu’un homme !

Karal était heureux que Treyvan et Hydona soient là pour lancer ce que personne d’autre ne pouvait dire.

— Nous apprenons peu à peu à connaître les armes qui nous entourent, répondit Flammechant. S’il y a un moyen de les démonter, nous le ferons. Peut-être aurons-nous de la chance. Le temps a eu raison de l’une d’elles. Qui sait s’il n’a pas réussi ce qu’aucune main mortelle n’aurait pu faire.

Karal trouvait intéressant que Flammechant soit le porte-parole du groupe. Personne d’autre ne s’était porté volontaire, mais l’Adepte, par nature un peu paresseux, n’aimait pas prendre plus de responsabilités que nécessaire.

Florian ou Altra auraient pu ouvrir la liaison, mais le Conseil aurait seulement vu Karal, le Compagnon ou le Chat de Feu, et aucun n’inspirait suffisamment le respect. Sejanes n’avait pas le don de parole par la pensée, comme maître Levy. An’desha le possédait, mais il n’était pas un meilleur choix que Karal, même si la magie commençait à lui blanchir les cheveux. Besoin aurait pu s’occuper de la liaison. Dans ce cas, Flammechant aurait quand même été à l’image. Au moins, les gens le respectaient – et certains le craignaient. Une bonne chose. Et son sens de la repartie était une arme redoutable contre les conseillers intransigeants ou querelleurs.

Pour Flammechant, se montrer est une joie, parce qu’on ne peut pas dire qu’il ait une cour d’admirateurs, ici.

— Avant tout, nous devons découvrir ce que ses armes font. Puis comment elles le font. Alors, nous saurons s’il est possible de les démonter, expliqua patiemment Flammechant. Si vous pensez à ça comme à un piège extrêmement compliqué, avec une arme au centre, vous comprendrez mieux.

— Mais… coupa une voix, avant de se taire.

— Heureusement, dit Sejanes, cette étude ne trouble pas celle des tempêtes, puisqu’elle est faite à Haven. Ici, nous continuons d’agir comme si une de ces armes était la solution contre l’Ultime Tempête. Nous savons déjà lesquelles sont les meilleurs choix, et nous les étudions pour déterminer si l’une d’elles nous sauvera.

— -Et si vous n’en trouvez aucune ? La voix était tendue, au bord de la panique. Au moins, un conseiller était conscient du danger. Karal espérait que ça n’était pas un type qui s’affolait pour un rien. Sinon comment pourrait-il convaincre les gens de se préparer ?

— Vous devez agir comme si nous allions échouer, tout ce que nous avons réussi à faire étant de gagner un peu de temps pour vous permettre d’être prêts, dit maître Levy. (Il manquait de patience avec les conseillers et ne s’en cachait pas.) Nous vous l’avons annoncé dès le début. Quand j’ai quitté Haven, les ingénieurs cherchaient une formule pour prédire l’emplacement des cercles.

— Nous y travaillons toujours ! lança une autre voix. La maquette n’est pas parfaite, mais nous espérons avoir la réponse avant le début des mini-tempêtes. Nous vérifierons sa fiabilité quand leur puissance augmentera. Lorsque les vraies perturbations arriveront, elle aura été testée et sera prête à l’emploi.

— Vous avez donc votre réponse. Si nous ne réussissons pas à trouver une solution, il suffira d’interdire l’accès des zones dangereuses aux humains et au bétail, de drainer autant que possible la Pierre qui repose sous le palais, de la protéger derrière des boucliers... et d’attendre que ça se passe.

Le ton de maître Levy sous-entendait que n’importe quel idiot aurait dû trouver ça tout seul.

— Pendant que vous restez en sécurité dans votre Tour ? accusa un conseiller.

L’erreur à ne pas commettre. Karal se prépara à la riposte. Flammechant n’était pas de bonne humeur, et il allait bientôt y avoir du sang sur la table du Conseil – métaphorique, évidemment.

— En sécurité ? rugit Flammechant. Où avez-vous été pêcher cette idée stupide ? Que quelqu’un sorte cet incompétent et l’affecte aux cuisines ! Il est bon d’encourager les faibles d’esprit, mais nommer un idiot congénital au Conseil paraît excessif !

Il y eut des crachotements indignés. Selenay conservait son expression sereine, mais son attention n’était plus rivée sur le téléson.

Il était si frustrant de ne pas voir ce qui se passait !

— Eh bien ? demanda Flammechant quand le silence fut revenu.

— Nous étudierons sérieusement votre suggestion, répondit la reine, s’adressant autant à ses conseillers qu’au groupe de la Tour. Vous avez raison, même si vous manquez de tact. Ce Conseil ne peut plus se permettre de garder des membres qui n’accordent aucune attention au danger qui nous menace tous.

— Bravo ! cria une autre voix. Karal reconnut Kerowyn.

Ça, c’était inattendu ! Karal pensa aux trois ou quatre conseillers qui correspondaient parfaitement à cette description. Après les trahisons, les invasions, les guerres et les tempêtes magiques, la patience de Selenay semblait avoir atteint ses limites.

Il était temps !

Bien sûr, ces gens étaient restés loyaux pendant les troubles qu’avait connus le royaume, et la loyauté devait être payée en retour. Mais il ne fallait pas garder à des postes de responsabilité des personnes qui ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez. Mieux valait leur trouver une sinécure – sans aucune autorité – si Selenay tenait vraiment à les récompenser.

Peut-être n’y tenait-elle pas – ce qui n’était pas plus mal. Parfois, il fallait utiliser son droit de veto histoire de rappeler aux gens qu’il existait, même pour des personnes qui s’estimaient au-dessus des lois. Comme disaient les Shin’a’in : « Utilise le fouet pour faire sortir les chevaux de l’écurie en flammes. »

Karal fut tenté d’ajouter ce proverbe à ses notes. Comme c’était une observation purement personnelle, il la garda pour lui.

Deux conseillers devraient être renvoyés sur-le-champ, dit Altra d’un ton agacé. Le premier ne croit pas à l’intelligence des Compagnons, alors comment le convaincre de se préparer à un désastre magique ? Le deuxième est persuadé que son district a besoin de plus de protection que les autres. Il va perdre un temps précieux à essayer d’en convaincre ses collègues, tentant de détourner des ressources à son profit.

Le Chat de Feu n’eut pas besoin de citer des noms. Karal savait de qui il parlait.

C’est le royaume de Selenay, et son Conseil, rap-pela-t-il à Altra. Si tu veux lui donner ton avis, fais-le en privé. Je suis sûre qu’elle acceptera de te recevoir.

Je ne suis pas assez fou pour parler en public ! riposta Altra. Mais je suis content que tu ne sois plus obligé d’affronter ces idiots – qui auraient sûrement fini par te rendre responsable du Cataclysme ! Et si tu n’es plus là-bas, je n’ai pas besoin d’y être non plus… Je pourrais être tenté de me faufiler dans leurs jambes pendant qu’ils descendent un escalier… Puis de m’assurer que leurs remplaçants auront plus de cervelle qu’un morceau de fromage.

Il projeta une image où il s’enroulait autour des jambes du plus stupide des deux conseillers…

Tu semblés d’humeur assassine, aujourd’hui, dit Karal.

Que Vkandis vienne en aide à tous les rongeurs à une lieue à la ronde ! répondit le Chat de Feu. Quand cette séance sera terminée, et que j’aurai parlé à Selenay, je partirai chasser.

Pas la peine d’aller loin. Les Shin’a’in se plaignent de la présence de souris dans le grain de leurs chevaux. Tu crois que tu peux t’abaisser à ça ?

Pour toute réponse, Altra grogna dédaigneusement.

Après cet incident, l’ordre du jour fut traité à un bon rythme. Karal s’avoua qu’il se comportait un peu comme les conseillers qui ne pouvaient ou ne voulaient pas croire à la menace qui se profilait à l’horizon. Il continuait à vivre une partie de son existence – celle qui concernait Natoli – comme si de rien n’était. Et il ne se mettait pas dans tous ses états. Mais ce que Natoli et lui faisaient n’influait pas sur les tempêtes, ni sur la solution au problème, s’il en existait une. Quant à la peur, elle ne résoudrait rien. Ça n’était pas une émotion qu’on pouvait entretenir pendant des semaines. Alors pourquoi essayer ?

Karal travaillait de son mieux, et une de ses observations serait peut-être utile. Il avait remarqué que l’atelier était resté en excellent état – meilleur même que les salles des armes. Autrement dit, soit il bénéficiait de puissants boucliers, soit la pierre avait des propriétés isolantes. Puisqu’ils laissaient la trappe ouverte en permanence, c’était difficile à dire, et personne n’avait voulu se laisser enfermer pour vérifier.

Naturellement ou non, il était logique de protéger l’atelier des effets possibles des armes – d’autant plus qu’il pouvait servir d’abri. Inversement, si quelque chose tournait mal dans l’atelier, les armes ne seraient pas affectées.

L’atelier serait le refuge idéal pour ceux qui ne participeraient pas à la Mission Finale – et peut-être pour eux tous, s’ils ne trouvaient aucune solution. Il y avait assez de place pour tout le monde, y compris les Shin’a’in du camp.

Pour Florian et les chevaux, il serait difficile de descendre, mais pas impossible. Le seul ennui ? L’atelier se trouvait au-dessous du tunnel. Si les armes détonnaient, ils risquaient d’être prisonniers sous la pierre fondue, la terre et les gravats.

Mais s’ils attendaient que l’Ultime Tempête passe dans le tunnel ou dans les Plaines, ils n’auraient pas la moindre chance. Karal avait déjà évoqué avec les Shin’a’in l’idée d’utiliser l’atelier comme abri. Ils y avaient aussitôt transporté la moitié des vivres et organisé l’évacuation du camp.

Quant à ceux qui restaient dans les Plaines… Pour la première fois depuis la Séparation des Clans, les Shin’a’in et les Tayledras étaient réunis. Les trois quarts des Clans avaient quitté les Plaines et résidaient dans les Vallées les plus proches. D’autres avaient décidé de se réfugier dans les cités où ils avaient de la famille.

Enfin, ceux qui restaient emmenaient les chevaux vers le sud, car les Vallées tayledras n’étaient pas assez grandes pour les accueillir. Ils étaient sous la protection de l’ancienne compagnie de mercenaires de Kerowyn, les Eclairs – en tout cas, de ses membres qui avaient choisi de ne pas la suivre à Valdemar. Retournés à Bolthaven, où ils avaient formé une compagnie plus petite, ils se contentaient désormais de protéger l’école de magie de Quenten, la cité et la Foire aux Chevaux annuelle. Les précieux troupeaux seraient en sécurité dans la vallée rethwellane, en contrebas de l’école fortifiée, entre les mains de ceux qui avaient bénéficié de la générosité des parents shin’a’in de Kerowyn.

Dans quelques jours, les Plaines seraient désertes. Il ne resterait plus qu’eux. Pour la première fois, un étranger pourrait les traverser sans que nul ne l’arrête.

Mais personne ne serait assez stupide pour essayer. Le temps l’interdisait. Seuls les Shin’a’in savaient où se cachait le gibier pendant l’hiver. Ou comment se procurer des combustibles et des tentes capables de résister aux blizzards. Oui, il serait suicidaire de vouloir traverser les Plaines sans aucun repère.

De plus, les Kal’enedral qui restaient n’étaient pas de simples garde-frontières. Impossible que quoi que ce fût bouge sans qu’ils le remarquent. Et dans ces circonstances, il valait mieux ne pas oublier que la Déesse devait protéger ses terres. S’il s’agissait d’un intrus, elle n’aurait pas à agir directement. Un pan de neige dévalant la paroi empêcherait quiconque de descendre dans les Plaines.

Dieu, je suis aussi assoiffé de sang qu’Altra ! s’avisa Karal, qui envisageait sereinement que des intrus soient transformés en statues de glace.

Mais ils ne pouvaient pas se permettre d’être gentils. Leurs gardes kal’enedral avaient remis leurs vies entre les mains de leur Déesse. Et s’il y avait toutes les chances que la Tour ne résiste pas à l’Ultime Tempête, ils défendaient en plus une position intenable. Les Kal’enedral avaient toujours empêché les étrangers d’approcher de la Tour. S’il existait un « point géographique bas » dans le cratère qu’étaient les Plaines de Dhorisha, la Tour s’y nichait tout au fond…

La plupart des Promis à l’Épée étaient restés avec les Clans, pour les protéger pendant l’évacuation. Mais si une personne malintentionnée en profitait pour chercher la Tour et les armes qu’elle abritait ?

Si elle arrivait avec une petite armée personne ne pourrait l’arrêter. Bien sûr, il aurait fallu être fou, mais l’existence d’Ancar et de Fléaufaucon avait prouvé que certaines personnes étaient assez avides de pouvoir pour prendre ce genre de risque.

Sachant ce que représentait leur groupe, la Déesse s’occuperait sans doute elle-même d’une intrusion de ce genre – et si elle n’en faisait rien, Vkandis s’en chargerait peut-être à sa place.

Il y eut un blanc dans la conversation, et Karal en profita pour faire davantage qu’ajouter une observation dans la marge.

— Je viens de penser, dit-il, qu’il existe une source de protection pour ceux qui ne sont pas dans la Tour.

— Laquelle ? demanda une voix.

— Euh… la prière, répondit-il. L’intervention divine. Je veux dire, avez-vous demandé à vos prêtres de se concentrer pour implorer l’aide de leurs dieux ?

— Si vos dieux sont comme la Dame Aux Yeux Étoiles, c’est une excellente idée, dit Lo’isha. Voyez-vous, elle répond uniquement en cas de péril contre lequel les mortels ne peuvent rien, et seulement s’ils le lui demandent. Sinon, Elle les laisse se débrouiller. Vos dieux attendent peut-être vos prières…

— Vkandis agit de la même manière. J’ignore ce que font les dieux à Valdemar, mais quel mal y aurait-il à essayer ?

— Aucun, dit Selenay. Dans notre trop grande fierté, nous oublions trop souvent cette option. Nous ne demandons pas d’aide contre d’autres peuples, mais au nom de tous, et contre une force implacable.

« Merci Karal de n’avoir pas craint de nous rappeler ce qui aurait dû être évident pour tout le monde. Je vais demander aux conseillers de transmettre cette requête à leurs temples.

Karal rougit de nouveau – de plaisir cette fois – et les ronronnements d’Altra, couché à ses pieds, lui donnèrent la mesure de l’approbation du Chat de Feu. Il tourna la tête et vit que le Shin’a’in l’observait avec un sourire qui s’élargit quand leurs regards se croisèrent.

Voyons s’ils seront toujours si contents de moi après ça…

— S’il vous plaît, Majesté, ajouta-t-il, n’excluez pas l’Empire de vos prières. Les Impériaux n’ont rien fait contre nous, et, ils doivent beaucoup souffrir. Les tempêtes ne leur ont pas laissé de répit. D’après ce que nous a dit Sejanes, ils ont sans cesse besoin de magie. Pour nous, ce serait comme si le feu cessait de fournir de la chaleur.

Selenay hocha la tête, non sans une certaine hésitation.

— Je n’oublierai pas l’Empire, promit-elle. Il est exact que nous n’avons aucune querelle avec les peuples de l’Empire, mais seulement avec les hommes qui nous ont blessés.

Karal jeta un coup d’œil à Lo’isha, puis à Sejanes. Le Shin’a’in semblait toujours content et le vieux mage souriait.

Qu’en pensait Altra, le représentant de Vkandis ?

Moi ? Je t’approuve ! Tu as réussi à garder à l’esprit qu’une nation est composée de gens qui n’ont aucun contrôle sur les actes de leurs chefs. Cela fait deux fois, maintenant, et c’est excellent.

Même pour Vkandis, connu pour être un dieu vengeur ?

Surtout pour Vkandis. N’oublie pas que les religions sont composées d’individus qui n’ont aucun contrôle sur ce que prêchent leurs prêtres. N’oublie pas non plus que les prêtres et les fidèles bénéficient du libre arbitre, si bien que les dieux ne peuvent rien contrôler. Alors, ce que disent les prêtres, et ce que les fidèles croient, n’est pas toujours la vérité.

Karal cligna des yeux. Altra semblait avoir décidé qu’il était prêt pour un petit « cassage » de doctrine.

À présent, une parabole : prends un homme taciturne et riche, à la réputation terrifiante – un ancien mercenaire, par exemple. Il vit dans une ville et ne quitte pratiquement jamais sa maison. Pourtant, il envoie régulièrement ses serviteurs – la nuit, pour que ça ne se sache pas –, aider les pauvres et les malades. Un jour, alors qu’il est devant sa porte, une femme et son bébé sont attaqués par des bandits. N’écoutant que son instinct, il tire son épée et les taille en pièces. L’enquête démontre que ces hommes étaient de vieux ennemis à lui. A ton avis, que diront ses concitoyens ?

Karal le savait parfaitement. Ignorant les bonnes actions de l’homme, ils retiendraient seulement l’instant où il avait versé le sang. Au mieux, ils le prendraient pour une brute assoiffée de vengeance, le craindraient et éviteraient sa compagnie. Les jaloux décideraient peut-être qu’il avait organisé l’agression de la femme, histoire d’avoir une excuse pour mer la bande. Mais s’il y avait une part de vérité dans l’histoire de vengeance, ce n’était pas l’entière vérité.

Vkandis – comme n’importe quel dieu – est bien plus que ce que ses fidèles font de lui, continua Altra. Les prêtres ont le devoir de les amener à comprendre ça, afin qu’ils ne le limitent pas à ce qu’ils savent.

Voilà ce que Karal cherchait à saisir depuis des semaines ! Il avait toutes les pièces pour comprendre, mais il n’était pas parvenu à en faire un tout aussi simple et élégant…

N’oublie pas de prendre des notes, lui rappela Altra. La vie, c’est prêter attention à tout. Prie le soleil, mais regarde où tu mets les pieds, si tu ne veux pas tomber et te casser le nez.

Karal se pencha vivement sur sa feuille.

La réunion dura longtemps. Par bonheur, Flammechant réussit à agacer suffisamment de conseillers inutiles pour garantir que la prochaine serait plus courte.

Il le fallait. L’Adepte avait coupé court aux tentatives des conseillers de transformer la réunion en séance d’accusations et de blâmes – presque tous dirigés contre leur groupe. Le premier jour, Karal trouva cela difficile à croire. Les conseillers semblaient avoir toutes sortes d’idées bizarres au sujet de ce qui se passait ici. Par exemple, ils croyaient qu’eux seuls seraient en sécurité quand l’Ultime Tempête frapperait…

— Qu’est-ce qui ne va pas, chez eux ? demanda-t-il à Lyam, tandis que tous se levaient pour reprendre leurs activités. Où ont-ils été chercher des idées pareilles ?

Le jeune hertasi haussa les épaules, sa queue battant rythmiquement le sol.

— Ils imaginent que nous vivons dans le luxe et passons notre temps à des spéculations sans rapport avec notre mission et la réalité. La moitié de ces gens ne croient pas aux tempêtes. Ils pensent que nous menons une existence dorée et que nous avons prolongé notre séjour pour continuer de fuir nos responsabilités.

Karal balaya du regard leur « cadre luxueux ». De fait, les sols en mosaïque étaient magnifiques, et il n’existait aucun plafond comparable à Karse ou à Valdemar.

Cela dit, les paillasses shin’a’in, bien que colorées et confortables, ne pouvaient pas rivaliser avec les lits des appartements du palais, à Haven. Quant au reste, il doutait qu’un seul de ces conseillers ait jamais mangé, dormi ou vécu comme ça ou accepterait de le faire.

Leurs conditions de vie étaient meilleures que celles d’un serviteur d’auberge karsite ou d’un novice de Vkandis, mais ces nobles idiots penseraient avoir été exilés au bout du monde sans le moindre confort moderne.

Je me demande ce qu’ils diraient du thé-beurre shin’a’in…

— Je ne sais pas, Lyam… On croirait qu’ils souffrent d’une forme de paranoïa.

Le lézard n’avait pas beaucoup d’expressions faciales, mais il pouvait froncer les sourcils.

— C’est une question de distance… Beaucoup de k’Leshya pensent, parce que nous vivons dans l’ancienne Vallée des k’Sheyna et que nous menons une existence luxueuse. Tout ce qui est loin doit être mieux que ce qu’on a chez soi, ta vois. (Il renifla avec dédain.) Si ta veux vivre dans le luxe, je te recommande la cour des Rois Noirs. J’y suis allé une fois. Draps de soie, jardins privés, mets exquis – ça, c’est que j’appelle l’opulence !

Karal secoua la tête en soupirant et Lyam lui tapota le genou.

— Console-toi ! Tous ceux qui croient que nous perdons notre temps sont des idiots, et Flammechant s’arrangera pour qu’ils s’en aillent – si leur reine ne leur trouve pas une occupation inoffensive. Je connais ce genre d’homme : il les aura à l’usure.

Karal gloussa, car le hertasi avait vu juste.

— Oh, il peut se montrer diplomate, quand il veut, dit-il, se sentant obligé de défendre l’Adepte.

— Bien sûr, mais la diplomatie, c’est bon quand on a le temps, et il nous est compté. Karal, il faut que tu me dises quelque chose… Tu as travaillé avec ces gens – Flammechant, An’desha, Sejanes, et les autres. Réussiront-ils à trouver la solution à l’Ultime Tempête ? Ou dois-je essayer de me dénicher un terrier et prier pour qu’il ne s’écroule pas sur moi ?

Karal ferma les yeux un instant, pris de court par cette question. Mais c’était peut-être l’intention de Lyam : le surprendre, afin qu’il n’ait pas le temps de se dérober.

— Si quelqu’un le peut, c’est bien eux, répondit-il. An’desha possède tous les souvenirs de Ma’ar, l’ennemi d’Urtho, et le second mage le plus puissant de l’époque du Cataclysme. Mais j’ignore si des créatures mortelles peuvent sauver la situation.

— Je craignais que tu dises ça… (Lyam se tassa un peu et regarda le jeune prêtre avec une expression indéchiffrable.) Parlons de nos petites amies, suggéra-t-il. Nous ne pouvons rien faire pour les aider, alors parlons d’elles, d’accord ? (Il sourit, changeant d’humeur en un clin d’œil.) Rien de mieux que les filles pour oublier ses soucis.

— Ou s’en découvrir de nouveaux ! lança Karal, trop heureux de passer à autre chose.

Tarrn les trouva en train d’évoquer la manière dont les femmes abordaient toujours les difficultés de biais, comme des crabes, au heu de les affronter de face – un trait de caractère que semblaient partager les femelles humaines et hertasis. Il resta à portée de voix un moment, attendant une pause dans la conversation.

Lyam, sais-tu où les Shin’a’in ont mis le sac de livres gris que nous avons apporté ? demanda-t-il. Je dois trouver une référence…

— Je la dénicherai plus facilement que toi, répondit Lyam en bondissant sur ses pieds. Reste ici.

Il descendit dans l’atelier et Tarrn se tourna vers Karal.

Mon apprenti et toi semblez bien vous entendre…

— Vous avez dû remarquer que nous avons beaucoup en commun…

Les jeunes filles, entre autres choses… Hélas, je n’aurais jamais pu te donner de conseil sur le sujet. Ma race est souvent sexuellement neutre, vois-tu – de naissance, plutôt que par vœu, comme nos amis shin’a’in.

— Tous les kyrees sont neutres ? Comment les Kal’enedral le deviennent-ils ?

Il fallut un moment à Tarrn pour expliquer que tous les kyrees n’étaient pas neutres. Mais ceux qui l’étaient choisissaient souvent les professions d’historien, de conteur, de poète ou de lettré. Puis il lui parla des serments des Promis. La Déesse les rendait asexués, un point qui expliquait pourquoi il était si difficile d’être accepté à son service.

Karal ne fut pas épouvanté…, mais déconcerté.

— Je n’imagine pas comment quelqu’un peut vouloir devenir un Promis ! dit-il au kyree. Je veux dire, je vous demande pardon, mais…

Ne t’excuse pas. Je ne regrette pas d’être neutre. Au fil des ans, il m’a souvent semblé que j’avais de la chance de n’avoir pas à supporter ce que tu subis. Quant aux Promis, à l’Épée ou à la Déesse, j’imagine beaucoup de circonstances où la sexualité peut devenir un fardeau intolérable. Leur histoire est toujours triste, parfois horrible. Mais au moins, parmi les Shin’a’in, ils ont un refuge. Et pour certains… Eh bien, si leur vie est consacrée aux recherches intellectuelles, il ne s’agit pas vraiment d’un sacrifice.

Karal chercha An’desha des yeux et le trouva en train de parler avec Lo’isha et un Shin’a’in vêtu de noir.

— Je connais au moins un cas où les souvenirs peuvent être intolérables, dit-il.

Tarrn suivit son regard. J’y ai pensé, moi aussi. Si nous survivons… « Si ». Encore ce mot… Karal y songeait sans cesse, mais évitait de le prononcer.

— Vous croyez que nous ne survivrons pas ? Comme s’il l’avait appelé, An’desha approcha et entendit la réponse de Tarrn.

Je l’ignore. Je suis venu ici conscient que j’y laisserais la vie, et Lyam aussi. Nos recherches aideront peut-être ceux qui devront faire face au prochain Cataclysme, dans un ou deux millénaires. Ou ceux qui survivront à celui-là. Il semble que notre seule chance soit celle que tu as suggérée.

— L’intervention divine ? Hélas, il y a un piège. Nous ne pouvons pas compter dessus – si nous le faisions, nous ne l’obtiendrions pas.

An’desha acquiesça en s’asseyant près de Karal.

— C’est ainsi que la Déesse fait les choses, et nous sommes au cœur de son territoire. Si nous devons appeler un dieu à l’aide, ce doit être Kal’enel. Mais Lo’isha dit qu’elle garde le silence depuis quelque temps, comme si elle ne savait pas plus que nous ce qui va se passer.

Alors que faire ? demanda Tarrn. Quand les dieux eux-mêmes sont silencieux, que peuvent de simples mortels ?

— Je l’ignore, admit le jeune mage.

— Tu pourrais commencer par appeler de vieux amis, proposa une voix au-dessus de leurs têtes, alors qu’une lumière dorée se répandait sur eux.

Tarrn bondit, les yeux ronds comme des soucoupes et les poils hérissés. Lyam, qui remontait de l’atelier, dut s’accrocher à la trappe pour ne pas tomber. Même Karal, qui avait déjà assisté au phénomène, et An’desha, qui y était habitué, se relevèrent, bouche bée.

Deux faucons de taille humaine descendaient en spirale du plafond, leurs plumages jetant des étincelles comme celui d’Aya. Ils atterrirent avec la grâce de danseurs. Dès qu’ils touchèrent le sol, ils se transformèrent en un homme vêtu à la manière des Shin’a’in et en une femme tayledras.

Tous les Shin’a’in réagirent de la même manière. Ils ne mirent pas un genou à terre, ne rampèrent pas sur le sol, mais se pétrifièrent, pleins de respect.

Qu’est-ce… que… c’est ? réussit à penser Tarrn.

— Je m’appelle Aubefeu et voilà Tre’valen, dit la femme. (Elle sourit à Tarrn. Ses yeux immenses évoquaient deux fenêtres ouvertes sur un ciel nocturne.) Nous sommes de vieux amis d’An’desha.

Altra et Florian apparurent. À l’évidence, ils étaient les seuls à pouvoir encore bouger. Ils traversèrent la pièce, s’arrêtèrent à quelques pas des créatures de lumière et les saluèrent.

— Tre’valen et Aubefeu sont des Avatars de Kal’enel, Tarrn, expliqua An’desha. Et bien que je n’aurais pas osé les appeler mes amis, ils m’ont énormément aidé.

Tre’valen éclata de rire.

— Tu peux oser, car nous sommes tes amis, petit frère. Et nous venons vous aider encore.

L’étonnement brisa le charme qui semblait les avoir tous pétrifiés.

Ils avancèrent vers les Avatars – sauf Karal, qui se laissa tomber sur le sol.

Nous avons Altra pour Vkandis, Florian pour les dieux de Valdemar… et maintenant ça. Que dit ce proverbe shin’a’in ? « Méfie-toi de tes souhaits ? »

Eh bien, il avait demandé l’aide divine.

Mais serait-elle suffisante ?

Au coeur des tempètes
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